Louise Bertin paraît approcher ces sujets lourds de sens et les rivalités du monde lyrique avec beaucoup de candeur et de liberté d’esprit. De notre point de vue, il existe au moins deux raisons à cette liberté : Louise Bertin est d’une part affligée d’un grave handicap physique qui ne la laisse se déplacer que sur deux béquilles, et qui doit lui faire considérer toute autre contingence matérielle ou sociale comme assez légère. Elle appartient d’autre part à une famille puissante. Louis-Armand Bertin, son père, est le directeur et propriétaire du Journal des Débats, très influent sous Louis-Philippe.
La Esmeralda, opéra français méconnu, tombé dans l’oubli depuis des décennies, éveille à plus d’un titre l’intérêt du musicien.
- Ce sont les hugoliens qui donnent le branle : comment, il existe un livret de Hugo, le seul qu’il ait vraiment souhaité écrire en collaboration avec la musicienne de son choix, et le résultat serait si mauvais ?
- Les berlioziens s’étonnent eux aussi : Berlioz a normalement la dent dure. S’il affirme qu’une musique est bonne, il faudrait peut-être s’y intéresser.
- Franz Liszt est lui aussi de la partie : ce serait le seul opéra qu’il aurait véritablement transcrit, et avec un soin digne de ce grand musicien.
Dans les prochains mois et les prochaines années, la Esmeralda de Louise Bertin est donc vouée à faire son entrée au répertoire des théâtres, maintenant qu’il commence à se dire que l’œuvre est bonne et injustement oubliée.
La Esmeralda a été représentée à Paris pour la première fois en 1836.
La Esmeralda de Louise Bertin (1805-1877)
Lorsqu’en 1831 Louise Bertin demande à Victor Hugo de tirer un livret d’opéra de son roman Notre-Dame de Paris, elle a déjà l’expérience du monde lyrique. Après deux opérettes, Le Loup-Garou et Guy Mannering, elle vient de composer un Fausto qui intéresse beaucoup le jeune écrivain. Il semblerait que Louise Bertin ait été la seule dans notre pays à s’inspirer de ce sujet.
Une véritable amitié se développe entre les deux artistes, facilitée par les étés que Victor Hugo et sa famille passent chez les Bertin. Il est certain que M. Bertin, le père de Louise, directeur du Journal des Débats, est un homme à courtiser, mais l’intérêt que Victor Hugo éprouve pour le travail de Louise n’est sûrement pas feint, il se porte sur trop d’années pour cela.
Il existait entre eux une parenté d’idées artistiques qui leur permit de collaborer de 1831 à la création de La Esmeralda en 1836. Louise appartenait, comme Victor, à cette mouvance romantique qui recherchait l’expression des passions avec des moyens harmoniques encore très classiques. L’écrivain se plia ainsi à l’inspiration musicale de la compositrice qui lui adressait des « patrons » correspondant au nombre de vers ou de syllabes souhaités. En revanche, la compositrice plia l’écriture de ses chœurs à la simplicité et l’agressivité du peuple qu’elle mettait en scène. La violence du texte de Hugo dans les scènes de rue se transforma musicalement en une musique plus scandée que chantée.
Cette expressivité était déjà fort osée. Il fut aussi reproché à Louise Bertin la brusquerie et la fréquence de ses modulations. Dans la Esmeralda, au moment où la scène change, une modulation inhabituelle vient souligner les mouvements psychologiques. Nos oreilles en ont entendu bien d’autres… Mais en 1836, l’œuvre fit scandale, malgré des mélodies d’une grande beauté.
Rien ne manquait pour contrarier un public très conventionnel, qui ne pouvait tolérer à l’opéra ce qui passait déjà difficilement au théâtre parlé. Les Bertin donnaient prise à des vengeances possibles. Hugo montrait sur scène un monstre, Quasimodo, et un prêtre amoureux et assassin. Enfin, la musique était écrite par une femme, chose qui paraissait hors nature et même improbable.
Dumas, qui n’aimait pas les Bertin, cria à la première « C’est de Berlioz ! c’est de Berlioz ! voilà la justice !… » Ce serait certes pour nous une raison supplémentaire de nous intéresser à l’œuvre. Mais Berlioz n’intervint que pour conseiller à son amie de supprimer un effet à la fin de l’air de Quasimodo. Il raconte certes dans ses Mémoires que « Mademoiselle Bertin, ne pouvant suivre ni diriger elle-même au théâtre les études de sa partition, son père me chargea de ce soin et m’indemnisa très généreusement du temps que je dus consacrer à cette tâche. » Louise souffrait en effet d’un grave handicap physique et ne se déplaçait pas sans béquilles. D’où peut-être son choix d’un sujet marqué par la monstruosité d’un des personnages.
Il nous reste à découvrir la collaboration passionnante des deux artistes, Hugo et Bertin. La musicienne, formée par Reicha, son professeur de composition, colle d’un bout à l’autre de l’œuvre au drame et au texte malgré les contraintes formelles imposées par l’opéra. Rien dans sa musique ne vient déranger la sincérité théâtrale et la logique des caractères. Si l’on ajoute que Liszt, pressenti pour l’arrangement pianistique, ne changea rien à la composition et, tout en transformant les interludes en concertos de piano, resta respectueusement fidèle à la version orchestrale, on a hâte de rendre justice à cet opéra original et de le sortir de l’oubli.